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Le Courrier de l'environnement n°23, novembre 1994.

je suis le Chat qui s'en va tout seul et tous lieux se valent pour moi

Le titre est emprunté à R. Kipling, Histoires comme ça.

Ciel gris et bas de l'Archipel de la Désolation, moutonnement des collines morainiques de l'Isthme-Bas. Fait rare sous ces latitudes, le vent s'est fait zéphyr. C'est tout juste s'il parvient à faire rissoler la surface du golfe du Morbihan. Sa discrétion subite dérange. L'oreille se tend désespérément, le silence est total.
Une souple forme noire et blanche (toute noire ?) se coulant à flanc de colline entre les touffes d'Acaena, une silhouette triangulaire se profilant sur une ligne de crête : voila de quoi intriguer un observateur fraîchement débarqué du navire de relève. N'a-t-il pas lu que la faune des Kerguelen, ce petit morceau de continent laissé à la traîne depuis bien longtemps par ses grands frères l'Australie et l'Antarctique, ne comptait pas de mammifères terrestres ? Il faut pourtant se rendre à l'évidence : il s'agit bien d'un Chat, de Felis catus, décrit par Linné. Eh oui, le Chat fait partie des quelque 9 espèces de mammifères introduites par l'Homme sur l'archipel de Kerguelen, avec ou sans succès, volontairement ou non (Dorst et Millon, 1964 ; Lésel, 1967 ; 1968 ; 1969 ; Lésel et Derenne, 1975 ; Pascal, 1980a ; 1982 ; 1983 ; 1984 ; Jouventin, 1989 ; Chapuis et al., 1992).

C'est Kidder qui, en 1876 (in Derenne, 1976), signale le premier la présence du Chat à Kerguelen. Cette première implantation semble avoir échoué. Ce n'est que dans le rapport, conservé aux archives de l'ex-ministère de la France d'Outre Mer et rédigé par un biologiste du Muséum d'histoire naturelle de Paris envoyé contrôler l'activité de la station baleinière de Port Jeanne d'Arc, que le Chat réapparaît. En 1920, il serait présent sur la péninsule Jeanne d'Arc. Présence semble-t-il éphémère, car, à nouveau, il s'éclipse. En effet, entre 1930 et 1950, le géologue suisse Aubert de la Rüe (1953, 1954), souvent accompagné de sa femme, sillonne l'archipel en tous sens à l'occasion de plusieurs séjours de longue durée. Il ne signale à aucun moment la présence du Chat, y compris sur la presqu'île Jeanne d'Arc qu'il explore pourtant longuement. Il faut attendre l'installation de la base permanente de Port aux Français pour que le félin réapparaisse. En 1951, plusieurs sujets auraient été débarqués. Animaux de compagnie, ils ne semblent pas avoir fait souche. En effet, Baltenberger (comm. pers., 1984) est formel : en janvier 1956 ne subsistaient sur la base et dans ses environs que 3 chats : le premier, le plus vieux, était un mâle noir du nom de Lapérouse en l'honneur de l'aviso-escorteur qui le débarqua une ou deux années auparavant ; le second était une chatte adulte noire et blanche dont le nom n'a pas été conservé et qui provenait d'un bateau Australien en provenance du Cap, en transit pour l'île Heard ; le troisième, enfin, premier produit du couple, était une chatte noire et blanche portant le joli nom de Minouche. En 1957, aucun chat ne fut introduit sur l'archipel (R. Pascal, comm. pers.) et, depuis, aucune introduction ne fut signalée (Derenne, 1976). Enfin, il semble bien que 1957 fut l'année qui ait vu, sous l'oeil bienveillant de Hontas, le berger de la 8e mission, le succès de l'élevage de la première portée "sauvage" installée sous le bâtiment de la ferme de la station de Port aux Français.

Pourquoi ce luxe de détails, cette enquête minutieuse, sa nature quasi policière ? Simplement parce que l'acclimatation d'une espèce à un milieu tout à fait nouveau constitue une "expérience", involontaire certes, mais une expérience dont l'examen pourrait être riche d'enseignements. Et, comme dans toute expérience, la connaissance précise des conditions initiales est de première importance. Or, les îles subantarctiques présentent à cet égard un puissant intérêt : l'homme n'y est parvenu que tardivement (à titre d'exemple, Kerguelen ne fut découverte par le Chevalier de Kerguelen Trémarec qu'en 1772) et ne les a que peu fréquentées et ceci de façon sporadique avant l'installation des bases permanentes (1949 pour Kerguelen). Pour avoir une certaine validité, l'"enquête policière" doit être menée avant la disparition des témoins ! Celle dont nous venons d'exposer les résultats conduit à la conclusion que, très vraisemblablement, la population actuelle des chats de l'archipel de Kerguelen a pour fondateur un unique couple. Cette forte présomption s'est trouvée en grande partie confortée par les travaux de Dreux (1970) portant sur la coloration du pelage des chats de l'archipel. Cet auteur aboutit à la conclusion que le nombre de fondateurs de la population est de toute évidence très restreint et que leur pelage était noir ou noir et blanc. De fait, il n'a jamais été observé de patron de coloration différent sur l'île.

Par ailleurs, beaucoup de sottises ont été proférées quant à la morphologie des chats de Kerguelen. Sous-jacente, et pas toujours clairement énoncée, se retrouve fréquemment l'idée que le nombre réduit de fondateurs ne pouvait conduire qu'à un appauvrissement génétique, une "dégénérescence" de l'espèce à terme. C'était préjuger de la médiocrité des gènes des fondateurs, c'était faire table rase de l'action de la pression de sélection d'un milieu relativement rude.

Le Chat des îles Kerguelen ne diffère guère de nos chats de gouttière. La bourre abondante de son pelage souvent hérissé, l'émergence chez certains du caractère angora, l'ont bien des fois fait prendre pour plus gros qu'il n'est en réalité. Les mâles atteignent le poids maximum de 5,6 kg (poids moyen : 4 kg) et les femelles, celui de 4,4 kg (poids moyen : 3,5 kg) (Pascal et Castanet, 1978). Les travaux de Derenne (1972), Wetzel (1980), Wetzel et al. (1982), Rimblot (1982) aboutissent à la conclusion que ses caractéristiques crâniométriques ne diffèrent pas de celles de chats domestiques européens, si ce n'est par la présence d'une crête occipitale marquée qui témoignerait d'une forte activité des muscles du cou, très sollicités lors de la chasse au lapin. En particulier, la faible réduction de son volume encéphalique par rapport à celui des populations européennes ne résiste pas aux tests statistiques. D'aucuns n'ont pourtant pas hésité à conclure, imprégnés des idées émises par Brocca au siècle passé, que le Chat des îles Kerguelen devait être particulièrement stupide. Le succès de son implantation témoigne pourtant du contraire, de même que les subtilités qu'il est parfois capable de développer pour mettre en échec les chasseurs à ses trousses. Il est vrai que certains, moqueurs, parlent d'un syndrome des îles, tandis que d'autres, très moqueurs, d'un syndrome irréversible, qui toucherait la totalité des espèces animales, l'Homme compris, le séjour fût-il court... Mais ceci est une autre histoire, comme dirait Kippling.

Quoi qu'il en soit, confiné dans les années 1956 au voisinage de la base de Port au Français, le Chat aurait actuellement conquis l'ensemble des surfaces d'altitude inférieure à 100 m sur l'ensemble de la Grande Terre à l'exclusion de la Péninsule Rallier du Baty (Pascal, 1984 ; Chapuis et al., 1992).

Il se multiplie sur ce vaste territoire d'octobre à mars, pendant l'été austral, à raison de deux à trois portées par an et par femelle, chacune de ces portées comportant 3 à 4 petits, élevés exclusivement par la mère (Pascal, 1980b). En l'absence d'opérations de régulation et de facteurs limitants dépendants de la densité, l'effectif de la population devait s'élever, d'après un calcul fort simpliste il est vrai, à quelque 10 000 individus en 1984 (Pascal, 1983).

A Kerguelen, le Chat garnit sa table, pour moitié de lapins et pour moitié d'oiseaux (Derenne, 1976 ; Pascal, 1980b). C'est dans cette alternative que gît le drame. En effet, s'il se contentait de consommer des lapins, il serait considéré comme une providence car il contribuerait à réduire l'effectif d'une espèce dont les dégradations à la végétation et au sol de l'île sont jugées si désastreuses (Boussès, 1991; Chapuis et al., 1992) que des opérations d'éradication, entreprises très tôt (Lésel, 1967) sans succès (Chapuis et al., 1994), sont activement reprises actuellement (Chapuis 1994). Mais en prélevant directement dans leurs terriers plus d'un million d'oiseaux par an (Pascal, 1980b), le Chat met en péril l'avenir de plusieurs espèces endémiques.

C'est Bost (1960) qui, le premier, prenant conscience du péril potentiel que constituait le Chat, entreprit la première tentative de régulation de la population. En dépit d'une efficacité certaine, cette opération ne connut pas un succès complet puisque, dix ans plus tard, Derenne en engageait une nouvelle. Entre 1971 et 1977, les campagnes se succédèrent, puis furent brutalement interrompues et jamais reprises. Le protocole de lutte proposé par les scientifiques français à cette échéance consistait en l'introduction ménagée de la panleucopénie féline (maladie virale spécifique, diminuant les défenses immunitaires des sujets infectés). Cette idée fut communiquée à l'époque aux Sud-Africains et généra une courte collaboration, les Français se désengageant très rapidement. Plus tard, les Sud-Africains pratiquèrent l'introduction de la panleucopénie féline sur l'île Marion (Van Rensburg, 1986; Van Rensburg et al., 1987) et se déclarèrent fort satisfaits des résultats obtenus. Les Australiens leur ont emboîté le pas, semble-t-il avec succès, sur l'île Maquarie. Nul n'est prophète en son pays !
Ainsi, les mots que R. Kippling met dans la bouche du Chat des Histoires comme ça : "Je suis le Chat qui s'en va tout seul et tous lieux se valent pour moi "n'est pas démenti par l'histoire de sa colonisation de l'archipel de Kerguelen. Le Chat, animal solitaire, y a fait montre de ses remarquables capacités d'adaptation. Et pourtant... Deux occasions au moins lui ont été offertes auparavant : pourquoi ne les a t-il pas saisies ?

Ce texte emprunte de très larges extraits à la notice rédigée par l'auteur à l'occasion de l'émission par le Service postal des Terres australes et antarctiques françaises d'un timbre consacré au Chat haret.


[R]  Références bibliographiques

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